JETER LES DÉS NE ME SUFFIT PLUS
5] Où se cache le gameplay du jeu de rôles ?

Dans notre série d’articles « Jeter les dés ne me suffit plus » , après l’introduction Pourquoi le gameplay est important puis les quatre premières parties Définir le gameplay , Paramètres de gameplay & jouabilité, L’agentivité et le système-monde puis Au hasard des jeux, voici le cinquième article où on parle enfin de ce qui marche en JdR

5] OÙ SE CACHE LE GAMEPLAY DU JEU DE RÔLES ?

J’ai d’abord défini le gameplay comme l’usage du jeu : focalisé vers le but du jeu, propulsé par la mécanique, encadré par les règles explicites et matérialisé par les supports, cet usage peut offrir une large part de découverte, d’appropriation et même de développement. Mais pour seulement exister, le gameplay réclame au bas mot l’influence des joueurs : que ce soit à travers un effort technique ou de réflexion, ou même qu’on offre aux joueurs des choix (de la simple sélection parmi des options jusqu’à l’établissement d’une stratégie complexe), jouer nécessite évidemment de pouvoir infléchir le cours du jeu.

C’est particulièrement sensible dans l’exploration d’un système-monde, où l’interaction avec l’univers virtuel, ses habitants et ses histoires, repose largement sur des mécanismes ludiques. Le jeu lui-même s’y produit donc par l’influence des joueurs sur le monde, via ces mécanismes souvent explicites, mais parfois subtils. La narration émerge ensuite de cette influence des joueurs, des réponses qu’elle suscite de la part du système-monde et, finalement, l’impression d’agentivité naît de la réactivité et de la cohérence de l’ensemble.
Cette présence au monde, l’illusion de vie que cette interaction confère aux personnages est une des choses que le jeu de rôles sur table permet encore, à mes yeux, mieux que n’importe quel RPG vidéo : parce que le JdR est essentiellement narratif, fondé sur l’art du conte et le dialogue, parce qu’il est créatif et peut constamment s’étendre, parce qu’il est mécaniquement plus léger, donc plus facile à créer, à programmer et à modifier que n’importe quel espace en 3D virtuelle.
Mais, surtout, parce qu’il est vivant, animé par des humains (la Meneuse de Jeu et les joueurs), le JdR ‘analogique’ peut être plus fluide, plus riche, plus vaste, plus nuancé, plus libre, plus émouvant, plus convivial que tout ce qu’on produit aujourd’hui de systèmes-mondes en vidéo.

Aussi, après avoir bien tapé sur la résolution aléatoire comme une sévère limite au gameplay et souvent une grosse perte d’agentivité, il faut pourtant tenir compte d’une évidence : le JdR, ça marche. Manifestement, on y joue, on y prend carrément plaisir (je le redis : à mes yeux énamourés, c’est le plus puissant, le plus vaste et le plus beau de tous les jeux) et on y trouve souvent -peut-être malgré les jets de dés, parfois grâce à eux- une forte impression d’agentivité. Une agentivité qui est loin d’être entièrement illusoire.
Se demander « comment » ça marche serait alors la moindre des choses, et pourrait peut-être, en passant, nous rapprocher d’un mystère persistant dans ma traque au gameplay : quel est le « but du jeu » des jeux de rôles, au fait ?

LA MÉCANIQUE INVISIBLE
On peut tout faire en JdR, on peut tout jouer, ça produit plein d’histoires, c’est formidable.
Mais comment fait-on tout ça ?
Hé bien, figurez-vous, avec une grande variété et une grande subtilité de moyens, dont la plupart des utilisateurs n’ont en fait pas conscience, et ce pour deux excellentes raisons. La première est tout simplement qu’ils n’en ont guère besoin, comme on a pas besoin de connaître tous les boulons pour profiter d’un véhicule, même si on en est le pilote ou la MJ. La seconde raison, c’est que toutes les règles d’un JdR ne sont pas écrites dans le bouquin. Loin de là.
J’ai déjà mentionné la profondeur d’un jeu, impliquant de comprendre ses mécanismes implicites pour en profiter pleinement, de même que j’ai évoqué le gameplay émergeant, jaillissant de l’interaction des règles, elle-même fertilisée par la créativité des joueurs. Je vais maintenant aborder les règles intrinsèques, apparemment inhérentes à la pratique rôliste, que l’on retrouve dans la majorité des JdR (indépendamment des publications ou des systèmes) et qui, pourtant, ne sont presque jamais mentionnées…

Prenons un exemple concret.
Alors que c’est probablement la règle la plus répandue de tous les jeux de rôles, on évoque pas assez le fait que « les joueurs n’agissent dans l’univers fictif qu’à travers leur personnages » : c’est une règle intrinsèque. Et l’on considère souvent que « ça va sans dire »… sauf que ça irait mieux en le disant, parce que cette règle est déjà différemment interprétée suivant les groupes et suivant les jeux.
Pour certains, ça veut dire que l’on ne prendra en compte que les actions clairement énoncées comme « effectuées par le perso » : ça n’empêche pas les joueurs de discuter préalablement de leurs actions hors de la narration (c’est pas dingue, dans un jeu fréquemment coopératif), ça permet de consulter le MJ sur les situations et les possibilités, sans doute de revenir en arrière par moment, de se faire préciser une règle, de débattre longuement… Au point d’atteindre parfois à l’improbable « hive-mind » des protagonistes : comme par hasard, et même en l’absence d’un système de communication dans la fiction, chaque fois que l’elfe agit, c’est en parfaite coordination avec le nain et le barbare qui se trouvent pourtant à l’autre bout du donjon.
À d’autres tables, on énonce à l’inverse que « tout ce qui est dit est dit, tout ce qui est fait est fait » : les joueurs ne sont pas sensés agir ‘hors-jeu’ ni ‘hors-roleplay’ pour autre chose que demander les chips. Ça veut notamment dire que les joueurs ne peuvent se coordonner qu’en roleplay, donc avec les limites inhérentes aux perso : pas question de voter une décision entre samouraïs, de discuter d’ingénierie chez les barbares ou de demander au sorcier « T’as pas pris de sort de soins au niveau trois ?« . Pour avoir testé cette manière de jouer, je peux vous dire que c’est très intéressant, que ça amène un niveau d’immersion assez rare, mais que c’est rude. (Mais on reviendra sur Le gameplay du rolelay dans l’article suivant.)

Suivant comment vous vous situez entre ces deux extrêmes (et notamment si vous employez une forme quelconque de méta-langage pour commenter la narration et son improvisation), le gameplay lui-même va en être grandement affecté : pas question de jouer sur la narration en « pur roleplay » (et donc tout l’appareil narrativiste est illico hors-limite) mais, à l’inverse, si vous abordez le JdR comme un sport intellectuel en équipe, par exemple dans les JdR plein de combats tactiques, vous allez avoir grandement besoin de méta-jeu pour vaincre l’adversité.
C’est vraiment une règle du jeu mais elle n’est pas clairement énoncée dans les bouquins car la plupart des gens n’ont même pas besoin d’y penser (c’est par contre bien utile aux concepteurs et aux théoriciens) : intuitivement ou en discutant au sein du groupe, chacun se trouve une place où il est à l’aise, quelque par entre le roleplay extrémiste et le complet méta-jeu, pour simplement profiter, en proportions variant selon les goûts et les humeurs, du plaisir de jouer un individu comme de celui de participer à une équipe.

Mais c’est loin d’être la seule règle intrinsèque trop rarement discutée du JdR, et la plupart vont amener d’autres questions intéressantes. Notamment celles-ci : ces règles intrinsèques appartiennent-elles déjà à la mécanique de jeu, et d’ailleurs participent-elles au gameplay ?
Essayons-en une autre…

LE NON-DIT DE LA FICTION
En jeu de rôle, on dit volontiers que « les joueurs décident librement de leurs actions » : c’est très inexact et facile à démontrer.
Par exemple, même si je le veux, mon personnage ne peut pas passer à travers un mur en béton. Même s’il est incroyablement agile ou costaud. Donc, déjà, il y a une limite manifeste à ma liberté d’action.
Pourtant, j’aurais de la peine à trouver dans un livre une règle explicite qui m’interdise de pénétrer les murs (vous avez probablement des tas de bouquins chez vous, j’vous laisse chercher), et probablement même pas de mécanismes implicites qui empêchent la pénétration des humains dans le béton.
Ce qui empêche mon perso de traverser les murs est en fait une règle plus fondamentale que celles du bouquin, une autre règle intrinsèque du JdR :  le paradigme de l’univers fictif.

Dès lors qu’une grande majorité de notre gameplay se déroule à l’intérieur de la fiction, nous avons grand besoin de définir le champ du « possible » de cette fiction. Et là, déjà, nous auront deux aspects : le paradigme explicite, clairement énoncé dans le bouquin et, à nouveau, le paradigme implicite. Et si ce dernier peut-être assez flou, la plupart du temps, il repose sur un principe rarement énoncé mais communément admis : « sauf mention contraire, ça fonctionne comme chez nous » .
Ce principe largement employé dans toutes les fictions (jouables ou non) permet justement de n’avoir pas à tout décrire, ni à expliquer la moindre évidence : c’est la part de non-dit de la fiction, son contexte implicite qui est toujours bien plus vaste que sa part explicite, et qui n’est pas transmis par le médium lui-même mais par la culture qui l’entoure.
À l’inverse, tout ce qui n’est pas « comme chez nous » devrait sensément être précisé : si l’univers fictif inclus des dragons, des pistolets-lasers ou des pouvoirs permettant justement de passer à travers les murs, alors eux vont être décrits.
Généralement, c’est tellement intuitif, tellement inscrit dans notre culture gorgée de fictions variées qu’on a -là non plus- même pas besoin de le dire pour que ça marche.

Dans le cas du JdR, la part de non-dit d’un univers virtuel, celle qui est assurée par notre culture, est donc une règle intrinsèque qui a de vastes conséquences : même si les règles ne le disent pas expressément, on admet que les flèches ont une portée limite (probablement à cause de la gravité), que l’eau boue à 100°c et que les gens n’aiment pas qu’on les insulte.
Le non-dit du système-monde, soit l’économie de texte et de codage de l’univers virtuel, est tout simplement indispensable au fonctionnement du JdR sur table : c’est d’une part ce qui nous permet de faire tenir un JdR en moins de pages qu’une encyclopédie (même si manifestement tous les auteurs ne sont pas au courant de cette option), d’autre part ce qui permet à nos univers imaginaires et à notre gameplay rôliste d’être potentiellement infinis (ou, au bas mot, « encore plus vastes que la réalité« , si l’on admet que la fiction est « la réalité + tout ce qu’on a pu y ajouter d’imaginaire« ).
Du point de vue de la mécanique, ça signifie surtout que, contrairement à l’univers d’un jeu vidéo où même la physique fondamentale doit être programmée pour s’exercer effectivement, le système-monde du JdR sur table est largement codé par la réalité. Parfois plus que par tout l’imaginaire et toute la narration qu’on lui ajoute.
Et, en pratique, une grande part des actions des joueurs dans la fiction vont donc être effectivement gérées -autorisées ou interdites, donc arbitrées– par le consensus d’une tablée sur ce qu’est la réalité…

Ce qui pose illico deux problèmes : d’abord notre très imparfaite connaissance de la réalité puis, logiquement, la difficulté à se mettre d’accord à son sujet. À la limite, pour les murs et l’ébullition de l’eau, ça va encore : on peut suivre la recommandation si fréquente de « faire appel à notre bon sens », en tous cas à un consensus.
Mais, dans la pratique, ça va rarement suffire : le répertoire du JdR est quand-même largement composé d’aventures mettant en scène toutes sortes de situations extrêmes et de compétences exotiques dont la plupart d’entre nous n’ont guère l’expérience. Et la plupart des tablées de JdR vont donc vite manquer de consensus culturel sur la ‘réalité’ des poursuites en bagnole, du maniement de l’épée ou de la décompression dans le vide spatial.
Sauf que, vraiment, j’insiste, rien que pour qu’on puisse juger de la possibilité effective d’une action, le gameplay rôliste nécessite de s’accorder sur le champ du possible dans la fiction, donc sur tout le non-dit de la fiction, donc du système-monde, et par là sur… la réalité, puisque c’est généralement avec elle qu’on remplit les trous.
Alors comment on tranche ?
Par le pinaillage ? Par l’arbitraire ? Ou est-ce que nos jeux savent fournir un référent commun ?

[ PINAILLAGE RPG
D’ailleurs, si votre MJ et vous n’avez pas la même conception du possible, que se passe-t-il ? Si un référentiel neutre, par exemple le bouquin de règles, ne vient pas trancher ce différent en fournissant des règles pour arbitrer ce qui est possible dans son univers virtuel, comment on s’en sort ?
On évoque alors fréquemment le « bon sens », et il peut en effet servir, mais il a ses limites : quand on atteint à des situations vraiment très éloignées de notre quotidien, à des sujets profondément subjectif (comme la psychologie) ou s’il s’agit d’un domaine très pointu, les connaissances ou les croyances de qui sont-elles décisionnaires ?

Dans ces cas-là, en l’absence de référentiel pour arbitrer le possible, le premier challenge que doivent affronter les joueurs est celui de la persuasion : savez-vous négocier, apitoyer la MJ, pouvez-vous rallier les autres joueurs à votre cause, avez-vous l’expertise suffisante, devrez-vous utiliser Google ou les arguments d’autorité les plus capilo-tractés pour démontrer le bien-fondé de votre action (« Mais si j’te juuure, Bear Grylls il le fait !« ) ?
Dès qu’on se retrouve à devoir négocier le consensus pour pouvoir agir, s’accorder sur le non-dit de la fiction et du système-monde devient un sévère exercice de pinaillage : peut-être parce que je joue majoritairement avec des Français (peuple ontologiquement chipoteur et querelleur), peut-être parce que nous rôlistes sommes souvent d’affreux geeks toujours prêts à ramener notre science.
Mais peut-être aussi parce que le savoir a parfois une véritable incidence sur notre gameplay

La fréquente tendance à arrêter de jouer pour ergoter m’emmerde profondément, comme joueur et comme MJ, ça englue les parties et ça inonde les forums rôlistes… mais c’est significatif.
D’abord, ça souligne le réel besoin d’un consensus sur ce qui est possible dans la fiction, vu que c’est là que se déroule une grande partie du jeu. Ensuite, les rôlistes ne pinaillent autant que parce qu’ils ont un intérêt à le faire, parce qu’ils peuvent y gagner en possibilités d’action : parce que la connaissance du contexte -réel ou imaginaire- peut effectivement être un élément de gameplay.
En fait, si les connaissances des joueurs sont effectivement prises en compte, donc non seulement autorisées à s’exprimer dans le jeu mais encadrées et canalisées, ces savoirs et savoir-faire, même issu du monde réel, peuvent grandement enrichir et le jeu et la narration : non seulement participent-ils de l’exploration du système-monde (on découvre, on apprend puis on exploite ce qu’on a appris) et, si on en fait carrément un challenge du jeu, on atteint à la technicité (voir plus bas). ]

ARBITRER LE POSSIBLE ?
Ce vaste non-dit fout vraiment la merde dans les règles de jeu de rôles.
D’un côté, on aspire à une extrême agentivité et on prétend à une gigantesque liberté d’action au sein de la fiction. De l’autre côté, une large part de cette fiction est, donc, bien souvent abandonnée au difficile consensus sur la réalité : les règles explicites du bouquin  suffisent alors rarement à définir clairement quelles actions sont possibles, lesquelles sont impossibles et lesquelles sont assez incertaines pour en faire des épreuves ludiques.

En tous cas pas tant qu’on s’enchaîne à une vision « simulationniste » du JdR, entendu ici comme la volonté de modéliser une (« la » ?) réalité. Si les règles voulaient effectivement couvrir toutes les actions disponibles aux joueurs, comme dans les jeux de société bien conçus, elles devraient commencer par obtenir une représentation « de référence » de toute la réalité jouable (donc pas l’univers entier, m’enfin déjà un assez gros bout), et ce à partir d’une connaissance déjà très imparfaite -parcellaire et subjective- du réel. Ensuite faudrait faire tenir le tout dans un bouquin de JdR : c’est du délire.
Alors, comme souvent, on refile le bébé à la MJ : pour trancher le grand débat sur la réalité, la voilà promue « arbitre du possible« .
Ce qui est encore une règle intrinsèque de la plupart des JdR, et même une règle pour une fois assez explicite pour être souvent débattue. Surtout qu’il y a vraiment matière à débat…

Par exemple, est-ce que la MJ a besoin d’être une bonne « juge du réel » pour être une bonne arbitre du possible ? Ou est-ce que la « réalité » n’est qu’une source parmi d’autres, qu’il lui revient de plier au service de la narration, du gameplay et parfois des envies des joueurs ? Est-ce qu’elle a « toujours raison » par nécessité, ou existe-t-il des contradictions constructives ?
Est-ce que son autorité lui vient d’en savoir plus que ses joueurs, simplement de la nécessité d’un référent (qu’il soit savant ou non) ou d’arbitrer toujours à l’avantage des joueurs ? Vaut-il mieux alors que cet avantage soit direct (ils veulent un truc, elle le leur permet) ou indirect (ils veulent un truc, elle le leur refuse… pour les amener vers quelque chose qu’elle pense « meilleur ») ? Cesse-t-elle alors d’être l’arbitre pour devenir la scénariste du possible ? Est-ce que ce serait mal… ou est-ce que ce serait mieux ?
D’ailleurs, si une MJ voulait être une arbitre « juste », sa responsabilité première est-elle envers la crédibilité de l’univers, ses propres intentions scénaristiques ou les ambitions des joueurs ?
Les réponses à la plupart de ces questions sont en fait extrêmement subjectives : d’abord parce que c’est de la tambouille de MJ, largement dépendante de leurs propres styles d’animation, et rarement discutée avec les joueurs hors des moments où ils se sentent lésés (à tort ou à raison). Presque jamais discutée, en fait, tant que tous y trouvent leur compte.
Là encore, voilà des choses qu’on aurait sans doute bénéfice à interroger… mais qui n’empêchent personne de jouer quand on ne le fait pas.

Au passage, on comprend mieux pourquoi la définition « forgienne » du système de jeu (évoquée dans l’article 2) inclue son animation par la MJ : parce qu’elle participe effectivement à faire tourner tout le bousin. Suivant les moments, elle est la pilote, le GPS, la guide touristique, l’ingénieure ou la mécanicienne du véhicule ludique, mais son rôle reste absolument indispensable au fonctionnement des JdR « classiques ».
Ce n’est pas pour rien que les jeux qu’on dit « narrativistes », ceux qui déportent le gameplay à l’extérieur de la fiction en proposant justement d’agir sur la narration elle-même, sont les premiers à pouvoir se passer de MJ. C’est parce que, pour la majorité des JdR centrés sur l’action à l’intérieur de la fiction, c’est à dire se déroulant dans un vaste non-dit lesté d’une réalité mal connue, on va vraiment avoir besoin d’une arbitre humaine pour, au moins, distinguer le possible de l’impossible, donc établir une limite extérieure assez stricte au champ d’action des joueurs. Et pour le faire d’une manière qui reste, espérons-le, divertissante plus que seulement autoritaire.

Sauf que, justement, énoncer clairement ce qu’on peut faire dans le jeu ne devrait-il pas être la fonction première des règles explicites ? Ça nous éviterait au passage de sombrer dans l’arbitraire : cet arbitrage du réel, évidemment incomplet et subjectif (à moins qu’il se transcende vers une fonction scénaristique), que je critiquais dans l’article précédent.
Mais combien de jeux de space-opera vous explique seulement les bases de ce que les personnages (et la MJ) sont sensés connaître du vide spatial, de la décompression et des technologies permettant le voyage spatial ? Combien de campagnes de pirates évoquent les bases de la navigation à voile, combien de jeux d’exploration permettent effectivement de gérer la survie, le crapahutage en montagne et l’orientation en forêt ?
C’est pourtant pas à ça qu’on est sensés jouer ?
Pourquoi est-ce donc si rarement fournit par le jeu ?

[ MJ OPTIONNELLE ?
Vaste question, en fait, que je vais résumer comme un sagouin en laissant hurler les puristes de tous bords. Entre la narration « plus partagée que d’habitude », les MJ « tournants » ou l’absence totale de MJ, on a en fait un nombre croissant d’alternatives au modèle classique d’une MJ face à quelques joueurs, questionnant et étendant progressivement la définition du JdR. Rien que pour ça, c’est déjà cool…
Dans nombre des ces alternatives, le jeu de rôles glisse plus ou moins loin vers le storygame : quoiqu’on y incarne encore des personnages dans un monde virtuel, l’essentiel du gameplay concerne alors la production en groupe d’une narration improvisée, de manière compétitive ou coopérative. Les épreuves intradiégétiques (« à l’intérieur de la fiction ») -qui composent en fait l’essentiel du challenge des JdR classiques- s’effacent alors plus ou moins largement devant un gameplay « narratif », consistant pour les différents joueurs à modeler l’histoire à leur avantage.
Il peut s’agir de faire triompher un personnage sur les autres (qu’il soit effectivement un « vainqueur », simplement le dernier vivant ou même le dernier à mourir, comme dans Sur les Frontières, My Life with Master ou Dread), d’alterner les rôles des protagonistes et de leurs ennemis (Remember Tomorrow, Polaris…), d’incarner des personnages justement « hors de contrôle » ou de laisser se jouer une situation largement programmée par les joueurs (Fiasco, Microscope, How We Came To Live Here…) et même de remplir des objectifs narratifs, comme éprouver les personnages face à la tragédie (Montségur 1244, Paladin, à nouveau Polaris), raconter une histoire qui plaise à tous les participants (le jeu se contentant de distribuer l’influence narrative entre eux), placer des figures imposées, reconstituer une histoire depuis la fin, respecter les codes d’un genre fictionnel…  Ou un cocktail de plusieurs de ces principes, éventuellement assaisonnés de challenges intradiégétiques classiques.
Pour autant, moins la MJ a d’influence sur un JdR, plus la mécanique de jeu prend de l’importance, puisque c’est de plus en plus à cette dernière qu’on s’en remet pour animer, rythmer, orienter et même arbitrer la partie. Et si c’est alors complètement logique que la mécanique d’un jeu se déporte d’autant plus vers la gestion de la narration que c’est elle qui constitue son argument essentiel, c’est en fait tout aussi révélateur de la nature des JdR dont le challenge consiste à vaincre l’adversité ou à remplir la mission : parce qu’on a des jeux « narratifs » auxquels les comparer, on réalise que le « but des JdR classiques » est probablement dissimulé à l’intérieur de la fiction… ]

Tant qu’on y est, penchons-nous sur deux autres aspects de l’arbitrage que justement, à mes yeux, la MJ ne devrait pas avoir à assurer…
D’abord, la MJ ne devrait pas arbitrer une partie de JdR comme les gus à rayures dans les sports : ces arbitres-là servent à sanctionner les participants qui ne respectent pas les règles de la compétition. En JdR, la compétition est assez rare et, surtout, les joueurs qui trichent devraient amener un constat d’échec aussi frappant qu’exceptionnel du « jouer ensemble » : c’est franchement minable, ça nuit au gameplay mais ça n’est normalement pas assez endémique pour nécessiter la présence d’un juge-arbitre permanent.
Donc on respecte les règles parce que c’est le seul moyen de jouer ensemble à la même chose, et on décharge la dame d’autant d’arbitrage, merci.
Je ne crois pas non plus au vieil adage qui veut que la MJ ait toujours raison, et qu’elle puisse donc arbitrer tout et n’importe quoi. Et en particulier pas les règles ni leur application : celles-ci devraient être assez bien écrites, assez accessibles à tous les participants pour se passer d’arbitre (d’ailleurs la plupart des jeux de société se passent fort bien d’arbitre : il faut croire que le problème de la triche tend à disparaître quand la préoccupation de jouabilité augmente).

Ce que la MJ peut et souvent doit arbitrer, par contre, c’est l’interaction du jeu et de la fiction. Il lui revient en fait de juger quand il suffit de raconter pour que le jeu et l’histoire avancent, quand il faut rappeler les joueurs au paradigme de l’univers fictif (non, on ne pénètre pas les murs ; oui, il y a des dragons…), quand leurs choix et leurs réflexions suffisent à résoudre un challenge, quand ils se heurtent à « l’impossible de la fiction »… et quand il faut carrément embrayer les règles du jeu pour ludifier l’incertitude et l’interaction dans la fiction.
Ce faisant, la MJ devient la machiniste du système-monde : la technicienne qui connaît le dessous des cartes et sait donc quand faire ronfler le moteur de résolution, à quel point ralentir pour admirer le paysage, quand mettre les oppositions en batterie et quand envoyer les feux d’artifice.
Et si on allait au bout de cette réflexion-là, en faisant vraiment le boulot de conception de jeu au point de fournir des produits qui marchent aux clients qui payent, il me semble qu’on pourrait bien soulager un peu la dame de sa fonction d’arbitre pour faciliter son rôle -autrement plus intéressant- d’animatrice ludique…

ARBITRER LA FICTION
Pour sortir de la délirante tentation de codifier la réalité pour définir le possible, le plus simple est de prendre conscience que ce n’est pas la réalité qui compte dans un système-monde : c’est la fiction.
Mais à moins de ne jouer qu’à Rolemaster ou la Charte Angoumoise depuis 30 ans, vous aurez sans doute remarqué que c’est le pli raisonnablement pris par la plupart des JdR : pour définir le champ du possible « dans la fiction » et ludifier les actions des joueurs, on a finit par dépasser la tradition simulationniste pour chercher à arbitrer la fiction.
D’un coup, la définition du possible marche carrément mieux. Et c’est toujours pas un hasard…

Chez nous-les-rôlistes, la fiction est généralement l’argument principal d’un jeu, et bien souvent l’essentiel de son cadre. Car tant qu’on joue à interpréter des personnages dans la fiction -et même lorsqu’on se préoccupe d’agir sur la narration, le propos de l’univers fictif, les scénarios qu’on peut y jouer et le type de perso qu’on y incarne forment l’essentiel du contenu d’un jeu.
Ce thème fictionnel est alors si caractéristique d’un jeu qu’il est presque toujours sous-entendu quand les joueurs demandent « à quoi on joue ? » et qu’il est même sensé, en théorie, aider à distinguer les productions les unes des autres. (La fiction est même trop souvent le seul élément vraiment caractéristique d’un JdR et, tant qu’on développera pas de gameplays distincts pour différents produits, ça bougera pas lourd…)

Si la fiction est la somme de « plein de réalité non-dite + tout ce qu’on a pu y ajouter d’imaginaire explicite« , on peut commencer à dépasser l’épineuse question du possible en se focalisant justement sur cet imaginaire heureusement décrit : ça ne résout pas le problème du non-dit, mais ça le réduit considérablement. Qu’il s’agisse des décors ou de leurs habitants, du contenu des scénarios, du surnaturel ou des capacités des PJ, c’est en effet là, dans la partie spécifiquement décrite de la fiction, que devrait se passer l’essentiel de l’action, au sens de la narration comme de l’influence des joueurs.
Il ‘suffit’ alors de bien penser ces aspects pour obtenir une fiction jouable explicite, où le champ du possible est assez clairement établi. C’est en fait une pure question de focalisation.

Bien décrire le caractère des PNJ et leurs  objectifs permet alors de codifier la plupart de leurs interactions avec les PJ (en plus d’en faciliter le roleplay).
De même, bien décrire une cité impliquerait de commencer par y cerner l’essentiel des interactions possibles, en priorisant selon la probabilité que les joueurs s’en servent : commencer par les commerces et les infrastructures qui intéressent vraiment les PJ, développer les PNJ qu’ils ont le plus de chances de rencontrer (au lieu de détailler les puissants qu’ils ne croiseront presque jamais, offrir plutôt un panel d’habitants représentatifs de l’endroit : boutiquiers, taverniers, flics, videurs, agitateurs ou truands), installer la géographie urbaine comme un terrain de jeu (qu’est-ce qu’on risque dans les ruelles borgnes, qu’est-ce qu’on voit depuis les toits, qui s’encanaille dans les clubs branchés).
Évidemment, ça réclame de décrire le contenu de la fiction du point de vue de l’interaction, donc plutôt comme des game-designers (voire des « level-designers« ) que comme des touristes ou des écrivains. Là encore, c’est une question de focalisation : si c’est bien d’interaction qu’on se préoccupe, définir ce que la fiction permet de jouer et notamment les actions qu’elle permet de tenter devrait être la priorité.
(Et s’il y a alors des amateurs pour les exposés historiques, les considérations philosophiques, les nouvelles d’ambiance et tout le contenu « pas jouable » dont ont blinde encore fréquemment les bouquins de JdR pour le plaisir des lecteurs, les utilisateurs-joueurs, eux, ont vivement intérêt à ce que les auteurs n’y aient consacré leurs efforts qu’après avoir assuré la fonction essentielle de leur produit : permettre de jouer.)

Si on se concentre justement sur l’interaction des joueurs au sein de la fiction, tout le non-dit ne doit plus être arbitré par le réel mais par le genre fictionnel : c’est lui qui détermine si les blasters font du bruit dans l’espace, si les portes verrouillées cèdent au premier coup d’épaule ou s’il faut un bélier, si les fées sont de gentils lutins ou des créatures ‘inhumaines’ dans tous les sens du terme, si les histoires d’amour finissent bien ou mal (« ♫ eeen généraaal…« ).
C’est donc cette fois avec les codes du genre qu’on va alors combler tout le non-dit du système-monde, et voilà bien une chose qui mériterait d’être établie explicitement dans nos bouquins de JdR : non seulement à quelles œuvres on se réfère et à quelle esthétique globale adhère notre univers, mais quels en sont le propos et le ton, de quelle couleur principale peindre les décors génériques et quelles gammes d’actions vont y être négligeables, possibles, incertaines ou carrément impossibles.

Il ne s’agit plus tellement de dire à quelle distance retombent les carreaux d’arbalète dans notre monde fictif, mais bien plutôt s’il est facile de s’y faire des amis ou s’il n’est peuplé que de salauds, si le décor est destructible ou si les institutions sont inamovibles, si les bagnoles explosent à la première bastos ou si le corps-à-corps est une boucherie confuse.
Bien sûr, la définition des genres est en perpétuelle mutation mais, justement : qu’est-ce qui empêche les auteurs de JdR de consacrer quelques pages à s’y situer clairement ? C’est pourtant pas un hasard si on commence par ça dans la plupart des « bibles » de séries-télé et de jeux vidéos, de même qu’on entame normalement les projets créatifs en définissant le champ de recherches : parce qu’il est essentiel d’énoncer et même de préciser le genre, donc d’établir ce qui est identitaire d’une œuvre et le périmètre de ce qui y sera acceptable.
C’est exactement de cette manière qu’on devrait cerner le système-monde.

Et si l’on a envie de « réalisme« , il faut alors se rendre compte qu’il n’est lui-même -au mieux- qu’un genre fictionnel parmi les autres : même dans le polar contemporain ou le jeu historique, le réel et sa mise en fiction restent profondément subjectifs, puisqu’ils dépendent d’une connaissance parcellaire de la Réalité.
D’ailleurs le « réalisme » est bien souvent un genre assez flou : est-ce qu’on parle d’aventure gritty, d’une exigence de brutalité viscérale ou de technicité dans l’héroïsme (avec plein de documentation sur les limites de l’humain et de détails technologiques), est-ce qu’il suffit d’une dose de critique sociale dans notre exotisme pour le rendre « réaliste », est-ce qu’on tend au misérabilisme de Dickens ou à l’intimisme sentimental ?

Quel que soit le genre d’élection d’un JdR, quels que soient même les aspects du genre, les sous-genres et les codes narratifs qu’il décide de mettre en scène, c’est à mon avis par là que doit s’arbitrer la fiction. Et quand nos concepteurs s’occupent justement de transmettre aux Meneuses des règles « de genre » explicites pour gérer à la fois l’ambiance et le non-dit de la fiction, alors la plupart des jeux y gagnent nettement en jouabilité, on peut même s’arrêter de pinailler puisque le bouquin arbitre alors effectivement le possible et l’impossible.
Ainsi libérées d’avoir à palier les manques du système-monde, nos MJ pourraient dégager du temps et de l’énergie pour participer à d’autres aspects du gameplay

[ TECHNICITÉ
La technicité d’un jeu est tout simplement son exigence technique, les connaissances et le savoir-faire nécessaires pour y jouer. La technicité minimale d’un jeu se résume alors à la compréhension de ses règles explicites : si la découverte des mécanismes implicites peut participer au gameplay, vous ne pouvez tout simplement pas jouer avant d’avoir acquis les règles « de base ».
Mais, au delà de cette base, la technicité peut s’étendre très loin…

Dans les jeux d’adresse, par exemple, le pré-requis technique est très supérieur à la simple connaissance des règles : au billard ou aux fléchettes, rien qu’exécuter les actions de base demande un peu d’entraînement et leur gameplay souvent compétitif requiert même des aptitudes physiques qui nous rapproche du sport.
Dans les jeux intellectuels, ce qu’est largement le JdR par son seul niveau de virtualité (le jeu se passe essentiellement dans nos têtes), la technicité va plutôt concerner les connaissances des joueurs, y compris leur maîtrise des règles implicites. On évoque rarement ce sujet en JdR (qui néanmoins m’intéresse beaucoup) mais le simple roleplay, dont notamment la capacité à incarner une autre mentalité que la sienne, à décrire ses actions et à faire illusion pour participer à la narration peut déjà impliquer beaucoup de connaissances.

Si le jeu, l’univers et la tablée s’y prêtent, la technicité peut même devenir un important élément du jeu, parce que leur savoir et leurs savoir-faire peuvent permettre aux joueurs une grande influence narrative et ludique sur le cours du jeu : la méthodologie d’investigation et la criminalistique sont essentielles à un véritable gameplay d’enquête (et cette série doit beaucoup au débat lancé par le Carnet #16), nombre de combats tactiques prenne de l’ampleur dès qu’on connaît un peu l’Art de la Guerre, les jeux d’intrigues & manigances nécessitent une ruse certaine de la part des joueurs eux-mêmes…
Mais, à la limite, dès qu’on incarne des spécialistes (qu’ils soient éclaireur, chasseur, hacker, sniper, escroc, barde, mage…), la culture du joueur et de la MJ sur le sujet vont permettre de détailler les actions, donc de varier les challenges tout en enrichissant le roleplay et les descriptions.

D’autant que si le système-monde a été correctement définit, si son exploration est bien un des principaux enjeux de notre pratique ludique (comme mentionné dans l’article 3), alors tout ce qu’on y découvre et tout ce qu’on y apprend devrait logiquement étendre nos possibilités d’action.
Il ne s’agit alors plus seulement de distribuer des indices ou d’informer les choix des joueurs, mais bien d’établir une culture de l’univers virtuel (plus ou moins étoffée de culture du monde réel) qui étende effectivement les possibilités d’action en son sein.
On récompense alors l’attention des joueurs au système-monde, mais on peut également remettre entre leurs mains, hors des connaissances de leurs seuls protagonistes, la compréhension du monde et les moyens de l’influencer.
Et ça aussi c’est un gros bout de gameplay. ]

LA MÉCANIQUE DU GAMEPLAY DE LA FICTION
Maintenant qu’on a soulevé le capot, mais avant de mettre les mains dans le cambouis jusqu’aux coudes, récapitulons un peu.
On avait déjà des règles explicites et implicites, on vient de rajouter des règles intrinsèques (certaines implicites, d’autres explicites) pour arbitrer le possible dans la fiction. Sauf que le garagiste que je suis n’a l’air de faire que râler sur les faiblesses de la mécanique, et à quel point on emmerde la MJ-conductrice pour compenser tout ce qui manque sur le tableau de bord et sous les pédales.
Au final, cahin-caha, embrayer et débrayer la mécanique de jeu, ça marche, hein. Mais maintenant qu’on a identifier la fiction comme le point focal du jeu, est-ce qu’on pourrait pas sérieusement optimiser la mécanique ? Juste pour éviter que ça mugisse dans les montées et que ça grince aux changements de vitesse ?

Si le cadre fictionnel définit logiquement le genre d’histoires qu’on y joue, il devrait également conditionner le genre d’intrigues, d’obstacles et d’adversité qu’on y rencontre… et par là, évidemment le gameplay de cet univers.
En fait, dans l’idéal, dès la conception d’un jeu, l’intention première du gameplay devrait être d’émuler ce genre fictionnel : que les jeux ‘de cape et d’épée’ permettent des combats bondissants, des acrobaties et des intrigues moralo-sentimentales, que le cyberpunk mettent en valeur la technologie, la violence et la révolte contre l’ordre établi et que l’horreur foute vraiment les jetons, jusqu’à la perte de contrôle du perso. Et s’il s’agit d’interpréter des flics dépressifs face à la corruption ou des démons irresponsables foutant le boxon sur terre, alors c’est justement ce que le gameplay devrait permettre : de véritablement jouer avec l’enquête, la déprime et la corruption, ou bien avec la tentation et l’humour chaotique.

Pour cela, au minimum, il faut déjà que la mécanique réponde aux intentions narratives du jeu : que l’interaction dans la fiction soit effectivement représentative de ses thèmes et de ses motifs narratifs. En peu de mots, la moindre des choses serait que ‘ce à quoi les joueurs jouent’ correspondent le mieux possible à ‘ce que les protagonistes vivent’. (J’en profite pour vous recommander deux articles d’Alexander Freed, en Anglais, sur la correspondance entre joueurs et PJ : Player and Player-Character Motivation in Video Games & The Family Thing.)
Ce n’est pas seulement une question de cohérence interne d’un jeu, la nécessaire correspondance de son fond narratif et de sa forme ludique (même si ce serait déjà pas un mince progrès), c’est aussi une question d’identité et de validité du produit : si on a payé pour jouer à quelque chose de nouveau et de différent, pourquoi se retrouverait-on à y jouer comme d’habitude ?

Mais cette nécessaire correspondance implique en fait pas mal d’exigences mécaniques
Pour commencer, puisque la mécanique a surtout pour but de ludifier la fiction, il faudrait encore le faire de manière plus intéressante, plus ludique que la fameuse ‘Règle 0’. Sans quoi, encore une fois, les règles ne servent à rien, mais en plus elles peuvent desservir le jeu. Par exemple, s’il faut 40 minutes pour gérer la passe d’armes où un mousquetaire embroche un garde du Cardinal, on est bien loin du ‘combat bondissant’ suscité, et c’est dommageable tant pour la narration que pour le gameplay ‘de cape et d’épée’ : ça nuit au rythme qu’implique le genre fictionnel d’une part, d’autre part toute la question de réactivité disparaît du jeu d’escrime. (Et puis bon, passer des plombes à gérer les combats c’est chiant, et ‘chiant’, pour un jeu, c’est vraiment l’exact opposé de ce qu’il est sensé produire).
Si en plus il n’y aucun moyen pour moi de véritablement jouer les intrigues sentimentales et les « points d’honneur » de mon ombrageux mousquetaire, on passe nettement à côté du thème.

Bien sûr, plus le thème du jeu sera complexe, varié ou spécifique, plus sa mécanique devrait l’être aussi : encore une fois, c’est une question de cohésion du fond et de la forme.
Et ça devient vite un problème avec les genres « fourre-tout » comme l’occulte-contemporain ou le récurrent médiéval-fantastique : si on peut y jouer aussi bien de furtifs voleurs mêlés aux manigances des guildes criminelles que des barbares qui démembrent du gobelin pour la plus grande gloire de leurs dieux brutaux, outre que la tonalité de l’ensemble sera nettement plus vague, la mécanique va devoir « mettre en jeu » des tas de possibilités d’action en espérant ne pas s’échouer sur le non-dit de la fiction (vous savez, le précipice que la définition du genre fictionnel est justement sensé comblé ?).
On a complètement le droit de concevoir des jeux très larges, situés dans des systèmes-mondes aussi variés que profond, hein : c’est du virtuel, on a bien le droit de faire tout ce qui nous passe par la tête. Sauf qu’à établir des fictions flous et à perdre de vue ce qui est ludique et même identitaire dans nos créations, on prend des risques conceptuels qu’on avait pas besoin de rajouter à un médium dont on a pas fini de gérer la simple jouabilité. Sans compter que si on la droit de tout faire, dès qu’on vend un produit, on devrait assumer la responsabilité de son utilité : qu’il marche, d’abord, et qu’il justifie son existence en proposant des usages que les produits concurrents n’ont pas.

Cette dilution du thème est un problème qui se réduit grandement dès qu’on précise le genre d’histoires qu’on veut émuler, et qu’on peut donc préciser le champ d’action des joueurs dans cette fiction avant de chercher à la traduire en mécanismes, puis enfin en règles explicites (parce que c’est dans cet ordre-là qu’on est sensés bosser, hein).
Par exemple, si on joue des sorciers machiavéliques faisant assaut de manigances et d’arcanes pour se disputer les contrats byzantins asservissant de puissants démons, ça justifierait complètement l’usage d’une mécanique pleines de rouages alambiqués pour mettre en œuvre toutes ces complexités. Mais on pourrait n’avoir rien à foutre d’une mécanique de corps-à-corps : les affrontements de protagonistes seront probablement beaucoup plus indirects que ça.
De même, si l’on incarne des héros bourrins mais chevaleresques pour qui le véritable combat est intérieur, le jeu peut se contenter de lier mécaniquement leurs faiblesses morales à leur force au combat. Dès lors qu’on a ludifié l’enjeu principal de la fiction, on se fout bien des dommages des armes et des distances parcourues à cheval : le champ d’action des joueurs est très narratif mais surtout très abstrait, complètement indépendant des préoccupations simulationniste puisque le gameplay se résume à se mettre moralement en danger pour vaincre l’adversité (et c’est exactement ce que fait Paladin de Clinton R. Nixon, en moins de 30 pages).

Pour le jeu de rôles, si souple et si libre des contraintes techniques du jeu vidéo, le système-monde peut tout simplement se résumer à l’incarnation ludique, par la mécanique et son gameplay, d’un genre fictionnel et de thèmes narratifs.
La cohésion du gameplay avec le genre fictionnel qu’il est sensé rendre jouable devrait donc être la première préoccupations d’une mécanique de jeu « de narration« , et sa seconde priorité de rendre ce jeu plus intéressant que l’absence de règles. À mes yeux, respecter les vieilles traditions simulationnistes, déplacer le gameplay sur la narration commune, resservir la même soupe de résolution aléatoire dans le vieux pot « carac+compétence » ou même inventer des manières novatrices de s’amuser dans une fiction, tout ça ne devrait entrer en ligne de compte qu’une fois qu’on a assuré le boulot de base. C’est à dire une fois qu’on a défini sa fiction, peut-être jusque dans son propos, et qu’on l’a ludifiée efficacement.
Car c’est en se préoccupant de ce qu’on donne vraiment à jouer -donc du genre de gameplay qu’on voudrait produire- qu’on atteint effectivement au game-design : soit penser un jeu et sa mécanique jusque dans ses formes ludiques, dans la variété, la profondeur, la souplesse ou la difficulté des leviers qu’on met à la disposition des joueurs.

À la limite, c’est une bête question de démarche créative : déterminer ce qu’on veut raconter, comment on veut le mettre en jeu… et commencer par vraiment faire ce qu’on a déterminer. Et ensuite vérifier que ça marche, avant de prendre le risque d’égarer l’identité de l’œuvre dans les grandes étendues d’un système-monde bien trop élargi, rien que parce qu’on voudrait « pouvoir tout faire » dans le même jeu.
Car pour créer une machine un peu cohérente, il faut encore pouvoir déterminer à quoi elle va servir, il faut donc lui fixer une fonction. Ou peut-être plutôt un « but »…

LE BUT DU JEU (DE RÔLES)
Depuis cinq articles que je vous balade après avoir établi qu’on définissait le gameplay par rapport au « but du jeu » , il allait bien falloir s’y coller. Mais c’est vraiment une question pourrie, tordue et presque malhonnête… parce qu’il n’y a pas UN but unique au jeu de rôles.
Avant de sauter le pas, permettez-moi de prendre un peu de recul.

Comme je l’ai dit depuis le début de l’article 1, le but d’un jeu définit à la fois sa finalité (l’objectif qu’on veut atteindre) et son sens, c’est à dire son élan global et sa signification. C’est entre ce but et les joueurs qu’on établit la difficulté qui crée le challenge, donc l’intérêt ludique. Puis c’est ce but qui canalise tout le gameplay et qui donne sa valeur, son importance sémantique au système-monde. Et c’est aussi atteindre ce but qui marque la fin du jeu.
Si on ne connaît pas le but du jeu, on ne sait pas à quoi on joue, et on est pas près d’en analyser les formes. En fait, s’il n’y a pas de but du jeu, il n’y a pas de jeu.
Comment alors le jeu de rôles pourrait-il ne pas avoir de but, ou en avoir plusieurs ? Hé bien c’est à cause de sa nature fictionnelle

Le JdR a un processus global, certes, et même un produit final qu’on appelle un récit. C’est ce qui fait de lui un jeu « de narration », mais c’est un but externe : produire un récit n’est pas vraiment ce qu’on tâche de faire pendant qu’on joue, ni ce récit ni sa narration ne sont l’objectif de notre challenge rôliste, l’épreuve ludique ne naît pas d’une difficulté à produire ce récit, comme dans un storygame.
Et donc son gameplay n’est pas à l’extérieur de la fiction : il est planqué dedans. Pour être plus exact, ce petit fumier d’animal rôliste n’a pas de vrai but intrinsèque : le JdR n’a que des buts intradiégétiques, c’est à dire « à l’intérieur de la fiction ».
Même que c’est pour ça que les joueurs agissent principalement dans la fiction, à travers leurs personnages : parce que c’est bien à l’intérieur de la fiction que se déroule le jeu, c’est là que les épreuves se situent, et que ce sont les PJ qui en déterminent le but, au bas mot qui acceptent l’aventure, donc le challenge, que leur propose la MJ.

À chaque nouvelle aventure que nos protagonistes vont entreprendre, pour chaque scénario de JdR, on va définir un nouveau but « du jeu », qui sera aussi bien l’objectif global des personnages que le sens de la narration et la finalité de l’histoire qu’on raconte. Classiquement, et de manière très intra-diégétique, c’est quelque chose qui n’existe que pour les PJ, comme vaincre le nécromant, s’échapper de l’île déserte ou découvrir l’assassin de leur vieux professeur…
Tant qu’ils incarnent leurs personnages, et plus précisément tant qu’ils s’identifient à leurs alter-ego, les joueurs acceptent ce but fictif comme leur actuel « but du jeu ». Si par contre ce but est contesté, voir abandonné, ce n’est pas la fiction qui cesse, seulement le challenge à l’intérieur de cette fiction. Alors si les joueurs peuvent continuer à interagir dans la fiction, les PJ, eux, hésitent, s’engueulent et tentent de définir de nouveaux buts. Et le jeu, donc les challenge et la tension ludique, reviennent dès que les PJ se fixent un nouvel objectif.

(Notez au passage que c’est sur ce principe que fonctionne le JdR dit « sandbox » : les joueurs y définissent eux-mêmes les objectifs intradiégétiques de leurs protagonistes, c’est à dire qu’ils font le choix roleplay, sous l’identité de leur perso, de déterminer un but du jeu pour leurs prochaines séances.)

[ BÉNÉFICES SECONDAIRES
Mentionnons rapidement l’existence deux récompenses fréquentes en JdR : du butin intradiégétique (quoique surtout défini par ses effets ludiques -ce qu’on peut acheter avec ou les bonus qu’il confère- plutôt que fictionnels) et des points d’expérience méta-diégétiques (parce que l’XP est à la frontière entre un principe intra-diégétique, lorsqu’il est un moyen de modéliser l’évolution des personnages, et une manière extra-diégétique de modifier le gameplay : rendre les perso plus « puissants » pour qu’ils puissent s’attaque à d’autres challenges, voir les segments sur l’Expérience des RR#50 et 51). Ces deux gratifications ne sont pas systématiques, donc pas intrinsèques au jeu de rôles, même si elles peuvent prendre, auprès de certains rôlistes et dans certains contextes de jeu (en particulier le dungeon-crawl et les RPG-vidéo), une importance telle qu’elle semble dépasser celle du « but du jeu », et peut-être même s’y substituer…

Il ne faut pourtant pas confondre ces récompenses et l’objectif global du jeu : le but du 100 mètres-haies est bien d’arriver le premier au bout de la piste, le fait d’ainsi remporter une médaille n’est qu’un enjeu supplémentaire. C’est pareil pour les « bénéfices secondaires » du JdR.
Parce que si l’on commence à prendre les vessie du butin et de l’XP pour la lanterne du but du jeu, on va vite s’apercevoir qu’alors la notion d’objectif intra-diégétiques et même la notion de récit en prennent un sérieux coup dans l’aile : si la fiction cesse d’être l’argument principal du JdR, l’ensemble du système-monde se déglingue vite au point que la notion même de « jouer un rôle » n’y fonctionne plus du tout… ]

Moins classiquement, mais de manière très intéressante, le jeu de rôles peut aussi avoir un but méta-diégétique, c’est à dire situé à la frontière de la fiction : ce genre de gameplay se joue à la fois dans et largement sur la fiction, à la limite des joueurs et des PJ, là où se situe le commentaire sur la fiction.
Si ça implique toujours de fixer un but dans la fiction aux personnages pour qu’ils aient des raisons d’entreprendre quelque chose et d’affronter une adversité ludique, la finalité de notre narration va être différente : elle ne s’adresse plus seulement aux PJ, mais également à leur public favori, les joueurs. C’est ce qui se passe lorsque, par exemple, vous différenciez l’ambition du personnage et le destin que le joueur veut pour lui : la fin de son histoire se situe à la collision des deux trajectoires.
Mais la finalité de l’aventure pourrait aussi bien être de répondre à une question que les joueurs se posent sur leur personnages : pas seulement « vont-ils vaincre ou faillir ?« , mais plutôt « sont-ils à la hauteur de leurs exigences morales ?« , « sont-ils seulement ce qu’ils croient être ? » ou même, carrément, « l’objectif de la mission peut-il satisfaire leur ambition personnelle, ou les deux se révèleront-ils être en contradiction ? »
Quand on joue de cette manière, le but du jeu de rôles n’est plus seulement d’arriver au bout de l’aventure ou de remporter la victoire : c’est d’arriver à la fin de l’histoire, pour voir quel sens final elle confère à l’ensemble du récit.

Mais si le but du jeu de rôles est constamment redéfini par l’objectif des scénarios, par les objectifs que les joueurs fixent eux-mêmes pour leur personnage et même parfois par la narration elle-même, est-ce que le gameplay ne devrait pas lui aussi s’y adapter ?
Hé ben, dans l’idéal… si. Et lorsque les scénarios du commerce ne fournissent pas la « mise en jeu » que réclame leur histoire et son nouveau « but du jeu », c’est bien souvent -encore- à nos MJ d’y palier en modulant les challenges et en adaptant les manières de jouer pour fournir à leurs joueurs reconnaissants de nouveaux leviers, effectivement cohérents avec le but renouvelé du jeu, et qui leur permettent de continuer à jouer : à affronter les challenges et à faire avancer l’histoire.
L’étude de ces leviers va d’ailleurs nous amener vers quelques autres règles intrinsèques du JdR que je me gardais pour la bonne bouche, et que je regrouperais sous la notion de  gameplay du roleplay

9 réflexions au sujet de « JETER LES DÉS NE ME SUFFIT PLUS
5] Où se cache le gameplay du jeu de rôles ?
 »

  1. Ping : [JETER LES DÉS NE ME SUFFIT PLUS 5] Où se cache le…

  2. Maxime Teppe

    Ah! on entre dans le vif du sujet!
    j’aime beaucoup la distinction entre un gameplay qui agisse sur l’univers de jeu et un gameplay qui agisse sur la narration (notamment, je suppose, tous les systèmes qui visent à attribuer la parole à l’un ou l’autre des joueurs).

    Petit pinaillage: l’utilisation de simulationisme au sens de modélisation de l’univers fictionnel. Dans la conception de the forge par exemple, le simulationnisme « the right to dream » vise l’exploration, soit d’un système, soit d’un univers, d’une situation, ou encore de personnages, et bien sûr d’un genre fictionnel (couleur).

    Tout ce que tu dis me semble extrêmement sensé, et quelque part ça m’embête de venir te faire chier avec de la sémantique, mais dans la mesure ou tu dis que le système vise bien à une simulation, mais que idéalement elle devrait se déporter sur la création d’une couleur et/ou de structures narratives (sans bien sûr négliger la dimension de challenge), et bien au sens de la forge, on est bien dans la simulation.

    A mon avis ce serait bien si la communauté rôliste pouvait trouver un autre terme que simulationnisme (qui a un autre sens dans le modèle LNS) pour la volonté de modéliser les règles « physiques » de l’univers fictionnel plutôt que ses mécaniques dramatiques.
    Bon après le modèle LNS est éternellement galvaudé, et le terme de simulationnisme pour parler des jeux qui cherchent le réalisme par les stats. peut être qu’il faut juste dépasser le LNS.

    Répondre
  3. Sébastien Delfino

    @ Syrhil : « possible », je ne sais pas trop… Ça ne me semble pas pertinent, en tous cas : contrairement à ce que je fais d’ordinaire avec les Carnets, ce sujet réclame énormément de rédaction, ne serait-ce que pour transmettre correctement des idées souvent complexes.
    Mettre ensuite tout ça en audio aurait réclamé que je lise un prompteur pendant 2 ou 3h d’affilée, et je pense que ç’aurait été aussi invivable pour vous que pour moi… Enfin, il y a la question du temps : écrire tout ça est déjà affreusement long, si je devais me cogner l’enregistrement et le montage derrière, faudrait que je puisse monétiser (sinon, bossant en freelance, ça commencerait à me poser de sérieux problèmes).

    @ Maxime : la notion de « simulation » telle que définie par le système LNS était justement décrite dans l’article 3. 😉
    Néanmoins, j’utilise justement « simulationnisme » (ou simulationnis-te) pour distinguer la volonté de simulation de la définition forgienne.

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  4. Maxime Teppe

    faudra que je relise la partie 3. alors 🙂
    En tout cas tout ceci est très intéressant, j’attends comme toujours la suite avec impatience.

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  8. Quentin Picard

    tout d’abord, bonjour ! et ensuite, merci !
    merci de proposer une réflexion sur l’univers intéressant et vaste mais compliqué qu’est le JDR.
    étant moi même MJ amateur (j’ai commencé en créant mon propre univers et mes règles) je suis ravi d’être tombé sur cet article dans lequel je reconnaît quelques parties avec mes joueurs et quelques débats…
    j’essaierais de prendre le temps de lire toutes les parties de ton article.
    bonne continuation !

    Répondre

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