JETER LES DÉS NE ME SUFFIT PLUS
3] L’agentivité & le système-monde

Dans notre série d’articles « Jeter les dés ne me suffit plus » , après l’introduction Pourquoi le gameplay est important puis les deux premières parties Définir le gameplay et Paramètres de gameplay & jouabilité, voici maintenant…

3] L’AGENTIVITÉ & LE SYSTÈME-MONDE

Avant de continuer ma chasse au gameplay dans la jungle touffue du jeu de rôle, je vous invite à m’accompagner un moment dans un détour par deux collines conceptuelles, qui ont l’avantage d’offrir un assez large point de vue sur quelques notions utiles. En tentant de repérer notre proie depuis ces hauteurs, on pourrait aussi apercevoir quelques autres bestioles étranges et même un certain dinosaure de la théorie rôliste…

« AGENTIVITÉ »
Qu’est-ce que c’est encore que ce machin ?
Hé bien c’est la traduction la plus généralement admise de la notion anglophone de « player agency« , qui se répand doucement chez les rôlistes français (vous pouvez notamment prêter l’oreille au podcast des Voix d’Altaride sur ce sujet ou lire ce court article de Hack & Slash, très synthétique mais en Anglais).
Si l’agentivité a des ramifications quasi-métaphysiques quant à la perception du monde (virtuel) et l’auto-détermination des êtres (!), on pourrait la résumer assez efficacement à l’impression des joueurs d’exercer une influence sur l’environnement du jeu.
En jeu vidéo, on dit volontiers que « l’agentivité consiste en la sensation d’une interaction significative avec le monde virtuel » (« gameworld » en Anglais) : c’est le sentiment que nos actions ont une importance justement parce que leurs conséquences font sens dans l’univers du jeu.
L’agentivité est donc d’abord une aspiration des concepteurs et, quand ça marche, une importante satisfaction donnée aux joueurs : on s’investit et on ‘s’immerge’ dans un monde virtuel parce qu’on y croit, et on y croit parce que lorsqu’on interagit avec ce monde, il nous répond d’une manière non seulement cohérente mais qui démontre notre influence sur ce monde.

Si je vous en parle ici, c’est parce que cette impression d’influencer un monde par l’interaction, donc le jeu, va nous apporter un paquet d’éléments pour causer de gameplay en JdR. À commencer donc par un idéal, un effet que les concepteurs cherchent à avoir sur leur public, donc un objectif global pour la conception de jeu qui pourrait même servir à évaluer la qualité finale d’un design.
La notion d’agentivité peut d’ailleurs s’appliquer à pas mal de jeux, mais c’est à partir des RPG vidéo qu’elle a été développée et, vue l’importance qu’elle donne à l’interaction avec un monde virtuel, c’est bien en jeu de rôles qu’elle est la plus pertinente, sur table comme sur ordinateur. Dans les deux cas, elle met tout particulièrement en valeur deux notions fondamentales du JdR : le système et l’histoire…

[ SYSTÈME OU MÉCANIQUE ?
Puisqu’on en est à définir des termes, penchons-nous un instant sur la distinction entre ‘système de jeu‘ et ‘mécanique de jeu‘.
Si j’insiste personnellement pour parler de Mécanique, c’est parce que le mot évoque naturellement l’effet de levier que je veux proposer à mes joueurs : l’un deux pousse une manette (jette des dés, mise des pions, tire une carte…), ça fait tourner le « moteur » et ça produit un résultat. C’est une machine toute entière faite de règles, de chiffres et de mots mais ce n’est pas un hasard si on parle souvent de ‘moteur de résolution’ ou de ‘mécanisme d’expérience’ : c’est parce que l’approche mécaniste du game-design se focalise justement le fait de produire un engin fonctionnel, avec lequel les joueurs puissent interagir de manière intéressante (qu’il serve à produire du drame poignant ou à décaniller du gobelin).
La notion de Système, elle, est bien plus vaste, particulièrement dans son acception « forgienne » : elle englobe à la fois la mécanique et le gameplay, le roleplay, les tâches du MJ, les pouvoirs des joueurs, le paradigme de l’univers fictif et, finalement, presque tout ce qui participe à définir le fonctionnement global du jeu où s’immerge les joueurs, selon les intentions de l’auteur.
Par facilité, j’emploierai donc « Mécanique » quand je parle des rouages internes et des leviers accessibles aux joueurs, et « Système » quand je fais référence à l’ensemble du cadre ludo-narratif. ]

LE SYSTÉME-MONDE
On décrit souvent les RPG vidéo comme des jeux « system based« , c’est à dire qu’ils sont construits sur un ensemble de mécanismes -le fameux système- qui assure la cohérence du terrain de jeu d’une part, et codifie d’autre part ce que les joueurs peuvent y faire. Vous me direz : c’est en fait vrai d’énormément de jeux vidéo, et de nombre de jeux ‘tout court’.
Mais ce que l’expression souligne en fait, c’est que le système des RPG à une valeur qui dépasse de loin le simple fait de coder et de permettre le jeu : le système est l’essentiel du jeu.
Il n’est pas qu’un moyen de cadrer le monde virtuel, il sert à lui donner corps, à lui donner du sens. L’intérêt du jeu repose justement sur l’exploration du système-monde, cette découverte informe très largement la manière dont on joue et c’est la compréhension des interactions mécaniques au sein du système qui (comme dans les jeux de stratégie) va y déterminer la performance d’un joueur.
C’est, en peu de mots, un système où la cohérence du gameplay assure la crédibilité de l’univers virtuel.

Pour prendre un exemple concret, jouer à un RPG vidéo comme The Witcher 3 implique justement d’explorer et comprendre le fonctionnement du monde. C’est avant tout en s’y baladant qu’on découvre les lieux, les terrains, les marchands, les monstres, les trésors et les quêtes, c’est en explorant qu’on acquiert peu à peu les principes du combat (l’armement, la magie, la tactique, le niveau des ennemis…), de l’artisanat (les armes, les armures, les potions, les bombes…) puis qu’on découvre des « lieux de pouvoirs » pour booster sa magie etc.
Tous ces mécanismes interagissent déjà largement pour enrichir le combat, qui reste la mécanique la plus développée de tout le jeu et l’essentiel du gameplay (comme de l’immense majorité des RPG vidéo, voire des JdR). Mais c’est bien parce que les broussailles prennent feu quand je projette des flammes et que la gravité fait retomber mes projectiles vers le sol que j’arrive à croire à ce monde, donc à y investir d’abord ma réflexion (pour tenter de comprendre comment tout ça fonctionne), puis mes émotions primaires lorsque je suis effrayé par une saloperie mutante ou ravi d’avoir eu le dessus sur des brigands, et finalement que le système-monde suscite chez moi des sentiments plus complexe pour m’apitoyer sur le sort des paysans affamés par la guerre.

[ SYSTEM-WHAT ?
En Anglais, l’expression « system based » est employée dans bien d’autres domaines que le game-design (santé, sécurité, évolution biologique…) et décrit généralement l’approche « holistique«  d’un domaine : le fait de traiter ce domaine comme un tout, supérieur à la somme de ses parties, et généralement caractérisé par un ensemble de paramètres en interactions les uns avec les autres. ]

LE SYSTÈME-HISTOIRE
Et c’est là que gameplay et agentivité se rejoignent au pied de la narration. Parce que, au-delà des principes mécaniques du système-monde, le fait que mes actions aient des conséquences cohérentes dans l’univers et que j’y trouve un sens va commencer à produire des histoires.
Par exemple, jouant maintenant à Fallout, si je mitraille un pauvre zombie au bord d’une rivière, ce n’est qu’un petit événement sans grande signification et donc au mieux une petite victoire. Si maintenant ce zombie est né du trépas d’un marchand itinérant dans une source d’eau radioactive et que, après l’avoir meulé, je découvre sur lui les indices du dernier bivouac où il a laissé sa carriole pleine de la ressource rare qu’il transportait, je vais être incité à remonter la rivière pour retrouver le trésor : le système-monde vient d’établir une logique spatiale (ce qui se passe à un endroit a des conséquences dans les environs) et temporelle (une causalité, des événements antérieurs à ma présence…).
Ce serait absolument évident dans le monde réel, puisqu’il fonctionne comme ça par nature et que les gens en ont pris l’habitude. Mais dans un monde virtuel, ça dénote déjà un effort de conception et ça crédibilise le système-monde : non les ressources exotiques n’apparaissent pas par magie dans les boutiques, oui ceux qui les colportent utilisent des carrioles et campent près des sources, oui il leur arrive des tuiles en chemin et donc, si tout ça est bien logique, il doit même y avoir une raison pour que la source soit radioactive et que le gus y soit mort. Tiens, d’ailleurs, qu’est-ce que c’est que ces empreintes étranges au bord de l’eau ?

Sans m’en rendre forcément compte, depuis un moment, je n’interagis déjà plus seulement avec le système-monde : j’interviens dans l’histoire. L’histoire du pauvre colporteur, qui a précédé mon irruption, et maintenant l’histoire de ma recherche du butin et de mon enquête sur le mystère de la source. Alors, si tout le bousin continue de se montrer cohérent, mon impression de comprendre le système-monde va se doubler du sentiment d’influencer le récit, et donc mon agentivité devient narrative.
Tatatiiin !
Ce n’est donc pas seulement grâce à la qualité des scénarios et de leur narration (l’écriture, les dialogues, le jeu d’acteur, la mise en scène…) que je peux m’investir dans les histoires que raconte cet univers virtuel, que j’ai envie de m’en mêler et d’en découvrir la suite. C’est parce qu’on a commencé par suspendre très haut mon incrédulité en me démontrant que je faisais effectivement des vagues en marchant dans l’eau et que je pouvais découvrir du butin si je me préoccupais de la logique du monde : plus mes flammes magiques carbonisent les buissons, plus la radioactivité me contamine graduellement, mieux je crois au paysan qui crève la dalle dans The Witcher ou au colporteur malchanceux de Fallout.

[ SUSPENSION D’INCRÉDULITÉ
En dramaturgie et autre narratologie, la suspension d’incrédulité est le fait qu’on admette la logique interne d’un récit pour en profiter : parce que si on se demande pourquoi les canon-lasers font du bruit dans le vide spatial pendant qu’on regarde Star Wars, on se gâche le film. Donc on admet que les lasers font du bruit pasqueuh c’est comme ça dans l’histoire, et que c’est cool.
Pour certains théoriciens, cette acceptation du paradigme du récit est un acte volontaire du public, quoique pas forcément conscient : notre culture a simplement pris l’habitude qu’on lui raconte des histoires, et d’arrêter de gamberger pour les apprécier. Mais, comme la plupart des scénaristes vous le diront, la suspension d’incrédulité nécessite en fait que les auteurs y travaillent : qu’ils donnent une valeur narrative au paradigme qu’ils instaurent (on accepte un élément parce qu’il ajoute de l’intérêt au récit) et qu’ils en maintiennent la cohérence (on continue d’y croire parce que ça fait sens dans ce monde-là).
Le concept a d’ailleurs une fonction particulière en jeu vidéo puisque, pour interagir logiquement avec le monde virtuel, il faut déjà qu’on adhère à sa représentation multi-média malgré ses limites. Pour jouer, on doit donc accepter de considérer tel ensemble de polygones comme ‘un arbre’ ou qu’un portrait et un peu de texte constitue ‘un personnage’.  Sans cela, le monde virtuel n’a plus de sens et on ne peut pas y interagir. ]

Quand ces jeux sont à leur meilleur (c’est à dire pas toujours, mais c’est pas grave), ils peuvent alors m’offrir des choix vraiment significatifs : choisir un camp, trancher un différent, décider à qui je fais confiance et qui je vais trahir, sacrifier quelqu’un pour mon gain personnel ou pour sauver une communauté. Des choix qui vont faire sens justement parce qu’ils sont premièrement informés par ma compréhension du système-monde et deuxièmement qu’ils y ont des conséquences crédibles : le criminel que j’ai démasqué finit pendu, l’eau assainie de la source permet aux fermes voisines de revivre, je peux rendre visite à la veuve du colporteur…

Lorsque le système-monde me permet ainsi de décider pour autrui, d’être parfois l’ami ou le juge (et le bourreau) des PNJ puis d’en constater les conséquences, mon agentivité n’est plus seulement physique (pousser les objets, cramer les broussailles) ni strictement narrative, elle atteint à un stade d’investissement encore supérieur : elle prend une dimension morale. Je ne suis plus simplement une « vraie personne » à l’intérieur du système-monde, j’y suis un adulte : j’y pèse mes choix et j’en prends la responsabilité.
Rien ne m’empêche en théorie d’y être un criminel ou un vrai connard, notez bien. Mais le système-monde devrait alors se charger de m’en renvoyer l’image, validant d’une certaine manière mon choix d’être immoral : tant que les vieilles crachent sur mon passage et que les gardes me menacent parce que j’ai buté un innocent, je peux continuer de ressentir mon agentivité.

Au fil des quêtes, de mon exploration et de la montée en puissance de mon protagoniste, l’univers devrait peu à peu me révéler ses secrets : les rapports de force ou d’alliance entre les puissants et les conspirateurs, les relations avec et entre les PNJ, la grande Histoire enfouie sous les petites tragédies individuelles… Car si tout ça est vraiment cohérent dans le système-monde, alors je devrais pouvoir y découvrir les interactions mécaniques régissant l’histoire passée du monde, sa politique et l’affrontement des factions.
Et si la mécanique de jeu est assez développée pour me permettre d’accéder à ce niveau d’interaction, en comprenant comment tout ça fonctionne et en poussant de la bonne manière sur les bons leviers, je devrais carrément pouvoir influencer la marche du monde, donc le cours des guerres ou la renaissance du désert radioactif.
C’est ce qu’essayent de produire des RPG comme Dragon Age : Inquisition, Skyrim ou Mass Effect (avec plus ou moins de succès, déjà), et c’est là que pèchent Fallout ou The Witcher 3, quoique de manière aussi logique que révélatrice…

AUX FRONTIÈRES DU SYSTÈME-MONDE
Je dis que certains RPG (la plupart, en fait) pèchent logiquement à permettre au protagoniste d’y influencer la marche du monde parce que, justement, un environnement informatique est strictement limité par la quantité de mécanismes qu’on arrive à concevoir, à y coder et à y faire interagir sur nos ordinateurs sans que ça bugue trop. Et, à un moment, on atteint aux limites techniques de l’interactivité, qu’il s’agisse de ce que la machine peut gérer ou de ce que les concepteurs ont pu formaliser.

Alors, même si la fiction du jeu me propose de servir d’intermédiaire entre factions rivales, si je peux assainir des villages pour qu’ils soient repeuplés ou décimer les soldats d’un camp (sans déconner : vu le charnier qu’on laisse derrière nous dans la plupart des RPG, ça devrait commencer à avoir un impact à l’échelon stratégique), si on m’offre carrément de participer à l’assassinat d’un gouvernant ou à l’élection d’un autre, la plupart du temps, les lignes de front ne bronchent pas, le désert radioactif ne renaît pas et je découvre assez vite des frontières infranchissables à la galaxie que j’explore (que voilà un intriguant phénomène astrophysique). C’est une simple question de focalisation du gameplay : le RPG vidéo proposant une quantité ‘finie’ d’interactions, il ne peut pas tout faire et dévoue l’essentiel de ses mécanismes aux actions que les joueurs pratiqueront le plus, soit généralement, meuler des ennemis. Le jeu se consacre prioritairement à la variété, à la cohérence et même parfois à la profondeur de ce qui est son ‘cœur ludique’, le noyau de son gameplay (ce qu’on appelle justement le « core-gameplay« ) et, plus je m’éloigne géographiquement, politiquement, stratégiquement ou économiquement du ‘centre de gravité’ commun au gameplay et au système-monde, moins l’univers réagit à mes actions. Et quand je touche les bords du jeu, le monde qui existe en son sein cesse tout simplement d’être interactif, voire cesse d’être tout court.

Ces limites peuvent être simplement acceptées (et oubliées au bénéfice de la suspension d’incrédulité) comme elles peuvent être plus ou moins habilement camouflées par l’habillage du jeu ou quelques mécanismes spécifiques, mais elle nous amène à considérer un autre aspect de notre chère notion : parce que c’est une impression suscitée par le système-monde, l’agentivité peut parfaitement être illusoire.
Dis comme ça, ça a l’air vachement dommage mais, en réalité, l’illusion n’est pas une mauvaise chose dans le domaine du virtuel, puisque c’est son principe essentiel : c’est la base de la narration (d’où la nécessaire suspension d’incrédulité) comme de la représentation multi-média du monde, et c’est encore ce qui donne du sens à une large part du gameplay en général (qu’il s’agisse d’admettre une règle arbitraire pour pouvoir jouer ou de considérer des pions en carton comme des régiments en marche).

Toutes ces fantasmagories ont évidemment leurs limites et la qualité de l’illusion dépend notamment de l’habileté avec laquelle on en camoufle les bords : dans le cas des RPG vidéos, les joueurs qui atteignent la lisière de l’interactivité seront plus disposé à « jouer le jeu » de l’illusion si les concepteurs ont fait quelques efforts d’habillage, qu’il s’agisse d’un texte d’ambiance nous incitant à faire demi-tour plutôt que de nous manger le bord invisible du monde, ou si quelques PNJ commentent les événements à grandes échelles que nous avons sensément influencés (mais dont ces commentaires seront la seule conséquence perceptible dans le jeu).
Que le camouflage soit efficace ou purement symbolique (rendant un hommage un peu vain à notre agentivité, comme on accorde une flatterie au souverain impuissant), notre bonne volonté à suspendre notre incrédulité -donc notre investissement dans le monde- dépendront principalement de ce que le noyau du système-monde et le point focal de sa fiction nous intéressent effectivement, et que le reste de l’illusion aie l’air aussi crédible qu’engageant : alors, comme au cinoche, on peut oublier que l’écran a des bords pour profiter de l’expérience…

SYSTÈME-NARRATION ?
Au-delà de mon exemple autour des RPG (je leur ai pas consacré des centaines d’heure de ma vie pour me priver de les rentabiliser ensuite), ce fameux investissement émotionnel né de l’interaction avec un univers cohérent est le sel particulier des jeux « sandbox » et, pour nous rôlistes, c’est évidemment un principe essentiel de nos JdR sur table.
D’ailleurs, c’est aussi comme ça que la notion de « simulation » du modèle GNS de Ron Edwards a évolué vers la notion « d’exploration » dans son développement en un ‘Big Model‘ : le mec s’est aperçu que la simulation n’avait effectivement d’intérêt rôliste que parce qu’on l’explorait (et sur ce mugissement, le dinosaure retourna dans les frondaisons de la théorie rôliste).
Et puisque cette exploration se produit dans la durée et qu’elle adopte donc une certaine chronologie, elle va -plus ou moins volontairement- produire un récit : une histoire elle-même à peu près aussi cohérente que son système-monde, avec en tous cas un début, un développement et probablement une fin, l’enchaînement de l’ensemble dans l’esprit des joueurs produisant une espèce de syntaxe [soit l’ordre des mots, ou des idées], et donc du sens.

Les deux principaux supports de jeux de rôles que sont l’ordinateur et la table de salon ont ainsi accordé de plus en plus d’importance à l’espèce de récit que génère presque naturellement l’exploration d’un système-monde. Au fil de leurs évolutions respectives (mais reliées, puisque les deux industries s’échangent des concepteurs, des théories et du contenu), JdR sur table et RPG vidéo ont donc commencé à considérer les histoires qu’on peut raconter sciemment au sein de leurs univers fictif.
Tu veux pas dire « univers virtuel », là ?
Non, je fais exprès de glisser vers « fictif ».
Parce que si, dans les cas du jeu vidéo, on cause bien d’un univers imaginaire modélisé par ordinateur, la modélisation du JdR sur table, elle, passe essentiellement par la narration. Plus exactement, elle passe par ce que les universitaires appelle la « parole performative » [version courte : des trucs arrivent parce qu’on les raconte].

Sur table encore plus que sur ordinateur, les univers de jeu de rôles sont fondamentalement fictifs, c’est à dire tout à la fois largement composés de fiction, eux-mêmes supports de fiction et finalement générateurs de fiction. Et si la fiction est à la fois le matériau, le sujet et le produit de ces jeux, par convention autant que pour décrire l’acte principal par lequel on y joue, on parle plus volontiers de jeux « de narration ».
De ce point de vue, on peut aujourd’hui affirmer sans se faire huer que le JdR sur table a cessé d’être un jeu « de simulation » (comme son grand-papy le wargame) pour devenir largement un jeu « de narration ». Ce n’est évidemment pas sa seule valeur, des manières de jouer très diverses coexistent en JdR mais, en plus d’y jouer au sein d’une histoire, on peut maintenant jouer carrément sur l’histoire, les rôlistes s’ouvrant peu à peu à l’idée d’influencer directement la narration : négocier les pouvoirs narratifs, être tous co-scénaristes du récit final et même flirter avec le storygame (dont le principe est justement de jouer à construire un récit, en coopération ou en compétition).
Ceci dit, revenons à nos moutons, enfin : à notre animal conceptuel rôliste…

L’agentivité prend une valeur assez particulière dans les jeux « de narration », parce que si la crédibilité d’une histoire repose elle aussi sur sa cohérence, l’intérêt d’une histoire interactive va alors largement dépendre de l’impression de pouvoir non seulement influencer les événements dans le système-monde, mais aussi de pouvoir en modifier le récit. Autrement dit, si on me propose non plus un système-monde qui produit de l’histoire mais bien une narration interactive, mon agentivité réclame en fait que je puisse modifier le cours de l’histoire jusqu’à la narration, c’est à dire la manière dont cette histoire est racontée.
Expliquons un peu ce truc-là…

Je joue avec une histoire : je la triture, j’y fais des choix, je la modifie. Bon. Mais cette histoire est effectivement transmise par toute une gamme de procédés narratifs (que j’ai déjà pas mal abordés dans les Carnets #12 et #13) : une focalisation et même un cadrage, un certain montage et un rythme qui en modifient la syntaxe, mais aussi un ton, un phrasé et un lexique descriptif qui participe du style, des mouvements de dissimulation puis de révélation qui génèrent la tension dramatique et tout le reste des effets de mise en scène et de réalisation effective durant la séance.
Si, en jouant avec l’histoire, j’en modifie le contenu, c’est à dire le cours des événements et le sens final, toute cette mise en forme narrative devrait nécessairement s’adapter à ces changements : au minimum pour que le fond et la forme de la fiction restent cohérents, mais de préférence pour soutenir et mettre en valeur les aspects de la fiction que le jeu modifie. Par exemple, en cas de conflit, la description finale (ou la cinématique en jeu vidéo) sera très différente selon que j’ai gagné ou perdu l’affrontement : le ton, la mise en scène etc. reflèteront le sentiment de la victoire ou de la défaite.

Mettons maintenant que le gameplay me permette d’entreprendre des actions très différentes, par exemple d’enquêter à partir d’un village, soit en suivant la piste du coupable à travers une zone accidentée et pleine de monstres (méthode préférée de The Witcher 3), soit en visitant le bled pour interroger plein de gens. Selon l’option choisie, l’importance ludique et narrative de mes déplacements changera du tout au tout : dans le premier cas c’est l’enjeu principal (j’enquête par le déplacement), dans le second c’est une perte de temps (j’enquête en causant aux gens, le trajet entre eux est a priori sans intérêt pour l’affaire).
Dans ce second cas, la narration devrait donc enchaîner les ellipses et les dialogues pour concentrer mon attention sur les gens… ce qu’on fait volontiers -car aisément- en JdR sur table, et pratiquement jamais en jeu vidéo (ce qui est d’autant plus curieux que le médium s’y prêterait très bien : c’est un effet de montage).
Si j’ai en plus vraiment beaucoup de gens à interroger, on pourrait même aller jusqu’à résumer tout ça : m’épargner le discours direct et la succession des PNJ qui n’ont rien vu, traités comme une action de recherche globale exprimée par une description générale (mais qui peut déjà faire l’objet d’un petit challenge et où peuvent apparaître l’attitude des villageois, des opinions sur l’affaire…), afin de mieux ralentir et zoomer ensuite sur les villageois qui ont effectivement quelque chose à raconter (et me proposer alors un gameplay détaillé pour les amener à parler, évaluer leur sincérité, extirper l’information du recoupement de leurs témoignages…).
La mise en scène de cette enquête serait ainsi cohérente avec l’histoire et le gameplay de mes interactions avec les villageois : si on m’en laisse la liberté, mon agentivité dans l’histoire s’étend logiquement jusqu’à la narration.

En la matière, la limite du jeu vidéo est encore essentiellement technique : pour ainsi moduler la narration, le médium devrait pouvoir identifier certaines caractéristiques de l’histoire, y compris le sens et le ton, pour adapter la mise en scène. Et sans un cerveau humain pour gérer ces subtilités-là, le logiciel se borne encore à scripter quelques effets sonores (la musique accélère quand le protagoniste est en danger) ou visuels (la caméra s’éloigne et/ou s’incline pour vous montrer le vide lorsque votre perso franchit un précipice). De même, on démultiplie les options de dialogues pour que les joueurs puissent se livrer à un peu de roleplay dans leurs interactions avec les PNJ, et on ramifie la fin des quêtes pour leur conférer de la souplesse, d’abord dans les événements mais jusque dans le sens que ces variantes de fin vont donner à l’ensemble d’une histoire. (La narration interactive devient d’ailleurs un sujet de recherche extrêmement sérieux, peu à peu financé par les éditeurs de jeu vidéo, et on en voit constamment progresser le fond comme la forme…)
Mais outre les limites du système-monde déjà évoquées, les ordinateurs ne savent toujours pas improviser ni retranscrire les infinies nuances du comportement humain, ils peinent encore à identifier les variations de sens d’une histoire et à en adapter la forme. De fait, sur la narration en particulier, rien ne vaut encore une bonne MJ capable de moduler ce qu’elle raconte pour réagir à ses joueurs, leur offrir une grande souplesse d’interaction et mettre en valeur leurs choix.
Parce que là où l’ordinateur ne peut que calculer, sélectionner et (progressivement) combiner des options pré-programmées, notre Meneuse de Jeu peut constamment inventer…

UN SYSTÈME-MONDE INFINI ?
Dans la famille Jeu de Rôles, le jeu vidéo est « celui qui a réussi » : à lui le pognon, l’attention médiatique et les garçons faciles. Mais, sans même considérer pour l’instant les interactions narratives, créatives et sociales entre les joueurs (que les MMORPG sont encore loin de vraiment exploiter, quoique moult évolutions soient possibles), le JdR sur table peut encore aujourd’hui proposer une expérience ludique et narrative très supérieure à son frangin informatique…

Premièrement parce qu’il est plus « essentiellement narratif«  : parce que son support essentiel est encore cette fameuse parole performative, et à travers elle le plaisir et l’art très ancien de se raconter des histoires, le JdR est plus concentré sur la fiction, potentiellement bien plus riche dans sa narration, plus réactif et ‘narrativement’ plus interactif.

Deuxièmement parce qu’il est mécaniquement plus léger et plus souple : là où l’informatique doit coder, scripter, déployer, afficher et compiler la mécanique de jeu à travers une foule d’opérations complexes, le jeu analogique profite d’une hallucinante simplicité de moyens, puisqu’il tient essentiellement au langage. Il nous suffit de bien formuler les mécanismes pour qu’ils fonctionnent, ils nous suffit de bien les expliquer pour transmettre les règles explicites et esquisser le contour des règles implicites (mais encore faut-il faire l’effort : excusez-moi d’insister). Et il nous suffit même de raconter pour que l’histoire et la mise en scène s’adapte au gameplay.

Troisièmement parce qu’il est largement créatif (au point d’être souvent l’artiste incompris et anxieux de la famille), le JdR peut bénéficier de la simplicité de moyens sus-citée pour s’étendre à l’infini dans toutes les directions. On peut rapidement ajouter de la géographie au delà des frontières initiales, on peut modéliser presque instantanément des décors grandioses et insuffler la vie à des personnages crédibles. On peut développer le gameplay dans toutes les dimensions qu’on veut et même rien que dans la direction qu’on veut, au point même que les protagonistes puissent enfin influencer la marche du monde. On peut détailler les actions des joueurs avec un luxe de détails inconnu dans tout autre jeu, on peut adapter les challenges à l’humeur du moment, donc varier et moduler la difficulté à l’envie, on peut retoucher les règles explicites sur un simple accord verbal…
Et quand on a un peu réfléchi à nos concepts, on peut les faire advenir rien qu’en les disant.

[ VRAOUUUM !
Pour ceux qui ne se représenteraient pas bien la liberté créative et l’aisance technique qu’une telle virtualité génère, rappelez-vous mon histoire de bagnole de l’article précédent : imaginez maintenant que vous puissiez faire apparaître et même fonctionner le véhicule de vos rêves par le seul pouvoir du Verbe (et quelques images) ! Vous inventez un bolide et, dès que vous avez fini de le décrire, vous pouvez monter dedans, embarquer les postes et démarrer en trombe !!
Moi, chaque fois que j’esquisse le châssis d’un engin ludique, ça me colle le frisson… ]

Quatrièmement et finalement, parce qu’il est géré par une humaine, le JdR est carrément vivant. Excusez du peu !
En plus de conférer son pouvoir créatif et sa finesse de compréhension au système-monde, en plus de permettre un incroyable niveau d’interaction et de pouvoir moduler la narration avec une extrême subtilité, la Meneuse de Jeu réagit aux joueurs. Il vous suffit en fait de lui parler pour engager l’interaction, faisant d’elle l’interface de jeu la plus intuitive et la plus riche qu’on ait encore jamais conçue !
Et même si ses capacités effectives sont limitées par son savoir faire, vous pouvez même être sympa avec elle pour la motiver, la nourrir de vos émotions pour guider son action et enrichir la narration !
Alors qu’on a tous essayé d’encourager, supplier et engueuler l’ordi pour améliorer la jouabilité, et on sait bien que ça marche pas…

En théorie, le jeu de rôle sur table est donc rien moins que l’expression ultime du système-monde et de la narration interactive. À mes yeux, c’est le plus puissant, le plus vaste et le plus beau de tous les jeux : voilà, c’est dit.
Mais si je suis obligé de préciser « en théorie » (et croyez bien qu’à ces mots mon cœur saigne), c’est parce qu’en pratique, il semble communément admis que toutes ces merveilles conceptuelles soient abandonnées au hasard

10 réflexions au sujet de « JETER LES DÉS NE ME SUFFIT PLUS
3] L’agentivité & le système-monde
 »

  1. Black Pharaoh

    « …des trucs arrivent parce qu’on les raconte… »

    Je rêve, tout ça pour nous parler du *Principe de Lumpley* (pour que quelque chose soit considéré comme « vrai » dans la fiction que raconte notre partie de JdR, il est à la fois suffisant et nécessaire que tous les participants acceptent que ça le soit)

    …où sont les cailloux bordel?

    Feu à Volonté!!!^^

    Répondre
    1. Benjamin K.

      Au-delà du principe de Lumpley, c’est la théorie linguistique d’Austin à laquelle Wenlock se réfère – voir How to do things with words (1955), et il a bien raison. Faut revenir aux classiques pour avoir un lexique commun avec les sciences humaines.
      Encore un bouquin que tous les concepteurs et théoriciens du jdr devraient lire. Ca, et tout Genette. 😀

      Répondre
  2. Black Pharaoh

    Bon tu vas la cracher ta valda? Tu nous expliques d’où vient ta haine des mécaniques hasardeuses des dés…

    Allonge-toi, raconte-nous ton enfance, dis-nous comment certains MJs ont été méchants avec toi…

    ça va bien se passer tu verras 🙂

    Répondre
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